Entretien avec Urszula Mikos

Publié le par Urszula Mikos

M.A. Comment choisissez-vous les textes que vous décidez de mettre en scène ? 


U.M. J’essaie, comme beaucoup de metteurs en scène, de lire des textes écrits par des auteurs d’aujourd’hui. Je ne me soucie pas des tendances, ni d'une quelconque efficacité. Lorsque je lis une pièce, je ne m’arrête pas seulement à l’histoire qui m'est contée mais j’interroge plutôt sa densité émotionnelle, sa richesse expressive. Plus l’œuvre offre de perspectives psychologiques, intellectuelles, imaginaires, plus elle me paraît digne de la confrontation avec un public que je pense exigeant, curieux, insastisfait par la culture du divertissement ou du didactique qu’on se borne à lui proposer, faute d’ambition ou de talent.


Je suis surtout sensible au langage utilisé et à la façon dont le texte approche l’homme. Certaines pièces me troublent et c'est pour cela que je les choisis. Rapidement,  parfois dès la première page, je perçois une respiration, une pulsation organique. Je sens la force d’un engagement. La pièce de Sajko possède cette force... elle s’articule autour de la construction d’archétypes nouveaux. Figures rapiécées, réceptacles de colères et de frustrations, ils proposent une nouvelle image du personnage théâtral et de nos légitimes interrogations face aux impasses dans lesquelles s’égarent nos sociétés. Il ne s’agit plus d’un être défini par une psychologie, un parcours mais d’une forme abstraite, rapiécée, changeante, apte à donner l’image de notre étrange modernité.


Quatre pieds au sec s'apparente à un poème dramatique. En lisant ce texte pour la première fois, on éprouve une difficulté à situer ses deux personnages dans l’espace et dans le temps. Les scènes, très brèves, s'enchaînent rapides comme des flashs, tandis que des monologues  surgissent çà et là, tels des éruptions de pensées poétiques. Cependant, une forme de logique voit le jour petit à petit. Je ne parle pas d'une logique psychologique ou causale, mais d'une logique physique, physiologique, organique. L'écriture de Sajko crée ainsi une impression hallucinatoire et vertigineuse.


M. A. Comment s'élabore votre travail à partir du texte de Sajko ?


U. M. Au moment de commencer les répétitions, je m'efforce d'oublier tout ce que je sais, tout ce que j'ai appris, pour repartir de zéro. Je pense que c'est le seul moyen de découvrir la matière même d'une pièce, tout en évitant l'écueil de la facilité ou du spectaculaire. C'est seulement à partir de ce moment-là qu'on peut découvrir la vibration, la tension et le mystère propres à une œuvre.


Peut-être que le mystère de l’art dramatique consiste à nous présenter la nécessité sous la forme du hasard.


Le bonheur de créer vient au moment où la matière nous échappe, nous dépasse et devient à nouveau maîtrisable. Dans ce type de travail, où l’on se donne la liberté de ne pas savoir, la plus grande disponibilité psychophysique des comédiens apparaît comme indispensable. Certaines fictions isolées, certaines séquences trouvent une signification seulement dans l’ensemble, impliquant une absolue confiance dans le travail... Ce qui réunit les comédiens ne se créé pas à partir du sens mais de la matière et vient d’une écoute intense des tensions, des rythmes et des formes qu’elle propose.


M. A. Plus précisément, comment imaginez-vous le spectacle « Quatre pieds au sec » ?


U. M. Il m’est très difficile de parler d'un spectacle avant de commencer à travailler... 


Au cours de mes recherches et expérimentations théâtrales, j'essaie toujours d’explorer des énergies atypiques, décalées, déviées par la solitude, l’enfermement physique ou mental. J’interroge également la façon dont ces énergies se manifestent à travers le geste et la parole, grâce à la musicalité, au rythme, à la respiration, à un certain état général du corps.


Souvent, j’invite un plasticien, un vidéaste, un architecte ou un compositeur dont le langage particulier correspond à l'univers de la pièce, pour qu'il travaille avec moi pendant la création du spectacle. La surprise, qui naît parfois de la confrontation d'univers différents, peut amener une lecture inattendue de la pièce.


Pour la pièce de Sajko, je pense inviter un plasticien – performer à me rejoindre. A travers cette collaboration, je ne cherche pas à donner dans le spectaculaire, le monumental, le beau ou le fonctionnel. Je cherche simplement à habiter l’espace, à le rendre électrique, à créer une tension trouble, souterraine, pour que l'espace du théâtre vive, même en l'absence de comédiens.


L'atmosphère sonore que j'imagine pour la pièce est née de mon goût pour le silence. Les sons, indéfinissables, nous arriveront de loin comme s'ils traversaient   une étendue d’eau ou comme s'ils nous parvenaient du fond de la mémoire endormie. A d'autres moments, plus rares, les comédiens provoqueront une saturation sonore  de l'espace de jeu, dans une tentative pour se libérer, se décharger de l'énergie qui s'amasse. Les sons seront émis aussi à partir des objets abandonnés sur scène, comme s'ils étaient doués de vie étrange.


M. B. Quelles exigences vous fixez-vous dans votre rapport au travail théâtral ?


U.M.  Nous savons que pour avancer dans la création, il nous faut progresser dans la recherche, dans la remise en question et dans le questionnement intense sur le théâtre aujourd’hui… sans cet engagement, sans cette recherche, le théâtre se figera et, se développant autour d’une série de clichés et de stéréotypes, il déclinera.


Ce qui sépare le théâtre des autres catégories du spectacle, tient à ce que le théâtre apparaît comme un acte accompli « hic et nunc » dans les organismes des acteurs, devant leurs pairs. La réalité théâtrale est instantanée, non pas illustration de la vie mais proposition près de la vie… non pas vie décrite ou reproduite mais vie imaginée, ouverture d’un possible.


Nous ne travaillons pas pour l’homme qui va au théâtre pour satisfaire ses besoins sociaux, «culturels» autrement dit, pour avoir quelque chose à échanger ou pour qu’il puisse dire qu’il a vu telle et telle pièce intéressante. Nous cherchons à révéler que l’essence du théâtre est une rencontre et surtout une rencontre avec soi-même… un acte d’auto-révélation, pour ainsi dire, qui permet à chacun d’établir un contact avec lui-même, à travers une confrontation extrême, sincère, précise et totale, pas seulement avec ses pensées mais une confrontation qui implique tout son être, depuis son instinct et son inconscient jusqu’à son être le plus lucide.


Pour cela, le public ne doit pas chercher la cohérence en permanence, mais retrouver son vrai statut, sa dignité en générant lui-même le sens, assumant confusion et faisant l’expérience de la pièce, moment après moment, vérité après vérité, contradiction après contradiction. Le sens naît précisément d’une dissolution de la cohérence. Rompre avec de fausses règles de conduite au théâtre, c’est permettre l’accès à l’imagination. Il faut donc éviter d’entrer dans le divertissement, dans l’oeuvre à message ; ce jeu de bienfaisance paternaliste opposant celui qui sait à tous les autres qui ne savent pas. La scène ne peut se limiter à un lieu de débat, c’est un terrain de jeu. Et comme les jeux d’enfants, elle invente son propre territoire d’expérimentation et d’apprentissage, sans besoin d’une légitimation venue de l’extérieur. Elle traite de l'impossible et tire son immense autorité spirituelle de cette question simple « et si…? » et non du banal « saviez vous que…? »

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